Nane Beauregard : « La balle perdue est une métaphore de la vie »
Mercredi dernier, Annie Huet, dans le cadre de ses rendez-vous littéraires, a reçu à l’Hôtel de Ville de Blois, Nane Beauregard, pour Balle perdue, son sixième roman publié par les éditions Maurice Nadeau en mars 2024 (extrait vidéo ci-dessus).
L’histoire suit Pascual Lozano, un jeune homme hispanique mutique, qui comparaît devant un tribunal à Las Vegas en 2001. Il est accusé d’avoir tué une fillette, Genesis Gonzales, d’une balle perdue lors d’un règlement de comptes entre gangs rivaux. Le roman explore le silence obstiné de Pascual, qui refuse de désigner le véritable coupable, même si cela risque de le mener à la chaise électrique. Ce silence devient le pivot du récit, qui navigue entre culpabilité, rédemption, et l’injustice d’un système judiciaire souvent impuissant face à la complexité humaine. Nane Beauregard y tisse des réflexions profondes sur la condition humaine, la perte et la responsabilité, avec une dimension quasi mystique.

Annie Huet : Comment cette histoire est devenue un roman ?
Nane Beauregard : Ce qui est étrange, c’est que je suis tombée sur ce documentaire par hasard, sur Arte. Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis dit : « Tiens, là, il doit se passer quelque chose. » La première fois que je l’ai vu, en voyant le personnage principal, entre guillemets le « héros » de ce fait divers, je me suis dit : « Ce type est insupportable. » Il est accusé d’avoir tué une petite fille de 9 ans avec une balle perdue. Il se présente avec une espèce de catogan prétentieux… Je ne l’ai pas du tout aimé.
Annie Huet : Mais qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis sur lui ?
Nane Beauregard : Je ne sais pas pourquoi, mais plus j’avançais dans le documentaire, plus je me disais : « Il y a quelque chose qu’on ne me dit pas dans ce film et que je vais essayer de trouver. » Un peu comme un enquêteur. Et puis, au bout d’un moment, j’ai compris : c’était ses silences. Il semblait déconnecté, presque absent. Il avait un regard fixe sur les gens au tribunal. Et là, j’ai compris ce qui m’attirait chez lui.
Annie Huet : Tu as donc commencé à écrire sur lui ?
Nane Beauregard : Oui, ça m’est venu comme un cadeau du ciel. Je me suis dit : « Là, c’est un roman, ce n’est plus un documentaire. » Tous les personnages avaient des prénoms signifiants. Par exemple, le héros s’appelle Pascual, ce qui évoque l’agneau, la pureté. Et la petite fille, qui s’appelle Génésis en espagnol, symbolise le commencement. Après, il y a aussi des couleurs qui reviennent souvent dans le texte, comme le mauve.
Annie Huet : Tu es psychanalyste, donc tu es dans les mots dits, et tu passes aux mots écrits. Comment es-tu passée de l’oral à l’écrit, puis à la publication ?
Nane Beauregard : C’était un long chemin. Mon premier roman, J’aime, a été publié en 2001 chez P.O.L. À l’époque, j’étais très amoureuse, et j’ai ressenti un besoin de comprendre ce sentiment, de le décortiquer à travers l’écriture. C’était une découverte, un sentiment tellement fort, que je ne pouvais pas le dire à haute voix. Alors j’ai écrit. C’était comme tirer sur une ficelle, essayer de comprendre. J’aime tester les limites du langage. Chaque texte a une musique, un souffle différent. C’est comme une expérience, à chaque fois que j’écris.
Annie Huet : Tu dis que parfois, l’écriture te dépasse, que tu es presque en transe. Peux-tu nous en dire plus sur ce processus d’écriture où tu sembles perdre le contrôle ?
Nane Beauregard : Oui, c’est ça, l’écriture m’arrive parfois comme un flux qui me dépasse totalement. C’est angoissant parce que je n’ai aucun contrôle sur ce qui se passe ou sur ce qui est écrit. Parfois, je ne fais que suivre cette énergie, comme si les mots me dictaient où aller. C’est particulièrement vrai avec Balle perdue. Je me souviens d’avoir senti que ce texte venait de quelque chose de plus grand que moi. J’ai juste laissé les mots couler. […] La perte, l’exil, l’absence, ce sont des thèmes que je travaille souvent. Dans Balle perdue, il s’agit de la perte de cette petite fille, Génésis, mais aussi de la perte d’innocence, de l’espoir, de l’humanité même, pour certains personnages. L’exil ne concerne pas seulement la terre que l’on quitte, mais aussi ce que l’on laisse derrière soi. Ceux qui héritent de cet exil portent cette errance en eux. C’est quelque chose qui se transmet de génération en génération. C’est la perte de la langue, des racines, de l’histoire. Et cette perte est souvent irréversible.
Annie Huet : Pascual, ce personnage de Balle perdue, semble avoir une morale qui lui est propre.
Nane Beauregard : Oui, Pascual est un personnage complexe, pris dans un dilemme moral profond. Il ne se défend pas, ne donne pas le nom du coupable, car il se sent coupable d’une manière ou d’une autre. C’est un jeune homme qui a conscience de la gravité de ses actes, même s’il n’a pas directement tué la petite fille. Il se considère responsable d’avoir été là, d’avoir fait partie du scénario qui a mené à sa mort. C’est une forme d’honneur, de rédemption à ses yeux.
Annie Huet : Il y a quelque chose de très poignant dans cette idée de rédemption. Et ce procès, qui se déroule dans un contexte où la présence de Dieu est omniprésente, ajoute une couche supplémentaire de complexité.
Nane Beauregard : Oui, la présence de Dieu est constante, notamment dans le système judiciaire américain, où chaque séance commence par une invocation à Dieu. Pour Pascual, la religion a un sens profond, une éthique à laquelle il se rattache. Il a été sauvé par une femme qui l’a pris sous son aile, l’a emmené à la messe tous les dimanches, et lui a appris ce que c’était que l’amour et l’honneur. C’est cette éthique qui le guide tout au long du procès.

Annie Huet : Cette femme qui a pris Pascual sous son aile, tu dis qu’elle lui a appris l’amour. C’est quelque chose de très puissant, surtout dans un contexte aussi difficile que celui dans lequel il a grandi.
Nane Beauregard : Oui, cette femme avait plusieurs fils, mais elle a vu quelque chose de particulier en Pascual. Elle l’a invité à jouer avec ses enfants, à passer du temps avec eux, à condition qu’il l’accompagne à la messe tous les dimanches. Pascual a accepté, un peu par ennui, car chez lui, il n’avait que des sœurs. Mais il s’est laissé séduire par la ferveur, les rituels, les odeurs de l’église. Cela lui a appris quelque chose sur l’amour, sur le sens de la vie, sur l’honneur.
Annie Huet : Et cette éducation qu’il a reçue, tu dis que cela a façonné sa morale, son code d’honneur.
Nane Beauregard : Oui, tout à fait. Cette éthique qu’il développe est en grande partie due à cette femme et à l’environnement qu’elle lui a offert. Cela l’a sauvé. C’est pourquoi, même s’il sait qu’il n’a pas tiré la balle qui a tué Génésis, il se sent coupable d’avoir été là, d’avoir été impliqué, d’avoir fait partie de ce chaos. Il assume cette responsabilité, mais refuse de dénoncer celui qui a tiré. Pour lui, c’est une question d’honneur, et ça, c’est quelque chose qu’il a appris au contact de cette femme. […] Et puis il y a un coup de théâtre. Tout bascule d’un coup, et cela remet en question tout ce que l’on pensait savoir. C’est une manière de montrer que dans la vie, comme dans cette histoire, rien n’est jamais vraiment fixé. La balle perdue est une métaphore de la vie : elle erre, elle ne va jamais là où on l’attend, et pourtant elle touche toujours quelqu’un, d’une manière ou d’une autre.