
Dimanche dernier, à la Halle aux grains de Blois, dans le cadre des Rendez-vous de l’histoire 2024, Pascal Picq a stimulé le public avec une conférence alliant intelligence artificielle (IA), philosophie et anthropologie. Ce paléoanthropologue renommé, ancien chercheur à l’Université Duke et au Collège de France, est un habitué des grandes questions contemporaines.
La rencontre entre machines et humanité : une nouvelle étape de l’évolution
Pascal Picq a articulé sa conférence autour d’une question fondamentale : Est-ce que des machines seront un jour dotées d’un esprit artificiel et capables de philosopher ? Cette interrogation, directement inspirée par les avancées récentes en IA générative, du style ChatGPT, est aussi le fil conducteur de son dernier ouvrage, L’IA, le philosophe et l’anthropologue (Editions Odile Jacob), qui sortira le 23 octobre 2024.

Le paléoanthropologue a dépassé les classiques débats sur l’utilité ou les dangers de l’IA pour nous inviter à réfléchir à l’impact anthropologique de ces technologies, posant la question de la place de l’humain dans cette nouvelle ère technologique. Et à ses yeux, l’IA n’est pas seulement un outil de plus, elle représente une forme d’évolution où l’interaction entre humains et machines crée de nouveaux écosystèmes cognitifs et sociaux. « Les machines ne vont pas nous remplacer, mais elles vont devenir des partenaires incontournables », a-t-il affirmé devant un auditoire attentif.
Et si ChatGPT philosophait ?
Pascal Picq a pris le parti de dialoguer directement avec une IA afin de jauger si elle pouvait réellement contribuer aux réflexions philosophiques et anthropologiques. En interrogeant ChatGPT, le scientifique a exploré les potentialités mais aussi les limites des IA génératives. Sont-elles capables d’apporter des réponses inédites, ou ne font-elles que répéter les schémas appris ? Cette mise à l’épreuve des machines offre une manière inédite de penser l’avenir de nos sociétés et les transformations du savoir.
Les IA génératives, comme ChatGPT, fonctionnent en analysant des schémas appris à partir de vastes ensembles de données. Elles sont conçues pour générer des réponses cohérentes en s’appuyant sur des modèles prédictifs basés sur les informations dont elles disposent. En ce sens, elles répètent des schémas appris et des données déjà existantes, même si elles peuvent recombiner ces informations de manière créative.
Cependant, Pascal Picq, dans son livre L’IA, le philosophe et l’anthropologue, pousse plus loin cette réflexion en soulignant que, bien que l’IA soit en grande partie basée sur la reproduction de schémas, elle peut néanmoins produire des résultats qui semblent « inédits » dans la manière dont elle combine ou interprète les informations. Le caractère « nouveau » d’une réponse dépend souvent du contexte et de la manière dont l’humain l’interprète, plutôt que d’une réelle innovation intellectuelle de l’IA.
L’IA et l’humanité : une longue co-évolution
L’IA s’inscrit dans une continuité historique de la co-évolution entre l’homme et ses outils, opine Pascal Picq. De la maîtrise du feu à la révolution numérique, chaque grande étape de l’évolution humaine a impliqué une interaction entre l’humain et ses créations techniques. Pour Pascal Picq, l’IA représente une nouvelle étape dans ce processus.
Il a rappelé que, depuis des millions d’années, l’évolution de l’humanité repose sur notre capacité à développer des outils qui modifient notre environnement et notre manière de vivre. Ce constat est également valable pour l’IA. Si certaines questions se posent quant à la régulation et aux dangers potentiels de ces technologies, il préfère mettre l’accent sur les opportunités : « Nous faisons des machines meilleures que nous dans certains domaines. Il ne faut pas en avoir peur, mais apprendre à vivre avec elles. »
Cette approche évolutionniste de l’IA éclaire également les enjeux éthiques et philosophiques de la modernité. Alors que certains redoutent que l’intelligence artificielle ne devienne un jour plus puissante que l’homme, Pascal Picq, lui, voit plutôt une complémentarité : les machines peuvent exceller dans l’analyse des données ou l’exécution de tâches complexes, mais l’humain garde la maîtrise du sens et de l’éthique.
Un dialogue ouvert avec les machines
Ce qui distingue Pascal Picq de nombreux autres penseurs de l’IA, c’est sa volonté de sortir d’une opposition binaire entre l’homme et la machine. Il plaide pour une interaction plus nuancée, où l’IA deviendrait un outil de collaboration cognitive. « Plus vous travaillez avec elle, plus l’IA s’adapte à votre manière de penser », a-t-il expliqué, soulignant l’idée d’une co-évolution entre l’homme et l’intelligence artificielle.
C’est d’ailleurs l’un des points centraux de son livre L’IA, le philosophe et l’anthropologue. En engageant un dialogue avec une machine, il s’aperçoit que l’IA peut évoluer en fonction des interactions qu’elle a avec nous. « La machine co-évolue avec vous », a-t-il affirmé, tout en reconnaissant que cette évolution se fait sous certaines conditions et à partir des informations que nous lui fournissons. Il a aussi évoqué des exemples de personnalisation de l’IA, qui peut devenir presque « idiosyncratique », c’est-à-dire liée à l’utilisateur spécifique.
Philosophie, anthropologie… que peut nous apprendre l’IA ?
« Ce qui est intéressant, ce n’est pas de savoir si une IA peut philosopher comme un humain, mais si elle peut générer des idées pertinentes et contribuer à nos réflexions », observe le scientifique. Il s’agit donc moins de savoir si une machine peut avoir un esprit au sens classique du terme que de comprendre comment ces outils influencent nos manières de penser. Le paléoanthropologue ne cherche pas à sacraliser l’IA, mais à en explorer les capacités et à en évaluer les conséquences anthropologiques.
Un humanisme technologique en devenir
C’est donc une réflexion plus globale sur l’impact de l’IA sur nos sociétés que le public de la Halle aux grains a été invité à faire. Une réflexion qui intégrerait les différences culturelles dans la perception de l’IA, notamment entre l’Occident et l’Asie, où la cohabitation avec les machines est perçue de manière plus harmonieuse. Le Japon, par exemple, développe une relation singulière avec l’IA, en partie grâce à une conception animiste du monde. En Occident, en revanche, notre héritage dualiste, issu de Descartes, rend plus difficile l’acceptation de l’intelligence artificielle comme partenaire à part entière.
À l’issue de cette conférence, Pascal Picq a laissé son auditoire avec une question ouverte : l’intelligence artificielle, loin de remplacer l’humain, peut-elle enrichir nos propres capacités cognitives ? Et si cette révolution technologique nous poussait à réinventer notre rapport au monde et à la pensée ?