Festival Artecisse H²O : Jordan Harang dans la lumière blanche de la Loire

Jusqu’au 17 juillet 2025, dans le cadre de la clôture (ou presque) du Festival Artecisse H²O, l’artiste Jordan Harang installe son atelier en plein air à l’Observatoire Loire, partenaire de l’événement. Une rencontre exceptionnelle entre paysage intérieur, cosmologie visible et matière en mutation.
Devant la façade de bois brut de l’Observatoire Loire, sous le regard sculpté d’un héron noir figé en vol, un homme peint. Deux toiles dressées côte à côte, posées sur chevalets, découpent un paysage improbable — à la fois minéral, céleste et liquide. Le public s’approche en silence, observe, interroge. À l’ombre d’un parasol vert, Jordan Harang trace des formes d’un bleu laiteux avec la précision d’un géomètre et la légèreté d’un rêveur. Car ce que Jordan Harang donne à voir n’est pas un fleuve, ni même un décor. C’est un trouble. Une vision instable. Ou peut-être le réel.

Jordan Harang, invité par l’association Artecisse à conclure cette dixième édition du Festival H²O, ne peint ni des paysages, ni des fleuves. Il peint le trouble de la perception. Et l’ombre portée d’un réel que nos yeux ne savent pas déchiffrer. « C’est inspiré d’un paysage de Loire, mais fait à ma façon. Je travaille beaucoup la notion de paysage depuis plusieurs années, mais toujours de manière assez surréaliste. C’est réinterprété, ce n’est pas du tout premier degré. »
Son approche, bien qu’amarrée à une mémoire visuelle du fleuve, ne cherche jamais la figuration directe. Elle préfère les glissements, les superpositions, les perspectives qui se contaminent. Un soleil ? Peut-être deux. Le jour ou la nuit ? Un ciel ou une montagne ? L’œil hésite. Et c’est là, précisément, que sa peinture commence. « J’aime bien perdre un peu le spectateur, dans l’espace et dans le temps. On peut voir un ciel de jour avec des étoiles, ou croire qu’un paysage réapparaît dans le ciel. Est-ce un ciel texturé, ou un paysage abstrait ? Je cherche à faire coexister différentes façons de représenter le monde : figurative, abstraite, et des formes entre les deux — semi-abstraites, organiques, ambiguës. »
Si Jordan Harang brouille les repères temporels et spatiaux, ce n’est pas par jeu formel. C’est parce que son œuvre est traversée d’un questionnement philosophique, nourri par les sciences physiques, et notamment l’intrication quantique. « Je suis très inspiré par la science. Et par la physique quantique en particulier. J’aime mettre en dialogue l’infiniment grand et l’infiniment petit. C’est une des idées fortes de la physique quantique : la superposition des états. Le chat de Schrödinger est à la fois mort et vivant. Les choses sont onde et particule, matière et énergie, grand et petit. »
Cette pensée de la dualité, Jordan Harang la transpose dans son art. C’est une manière de composer, au sens propre, avec l’incertitude. « J’essaie de questionner notre perception du réel. Ce qu’on appelle la réalité, ce que notre œil croit voir. Il n’y a pas forcément une seule réponse. Et c’est pour ça que j’aime dialoguer avec les spectateurs, en particulier les enfants. Quand on me demande : “Mais ça représente quoi exactement ?”, je préfère leur demander ce qu’eux y voient. Il n’y a pas de mauvaise réponse. Chacun peut avoir sa vision. »
À l’Observatoire Loire, ce refus d’une vérité unique se matérialise dans une absence : la Loire elle-même. Le fleuve, pourtant sujet de la commande et fil conducteur du festival, n’apparaît pas en image. Il demeure un blanc, une réserve, une lumière qui ne se donne que par négatif. « Je voulais qu’on ressente la Loire, mais qu’on ne la voie pas littéralement. Elle reste blanche. Finalement, elle sera presque absente, mais donc très présente. Le vide fait le plein. Encore un jeu d’opposition. »
Ce jeu, chez Jordan Harang, n’est jamais artificiel. Il repose sur un principe de composition rigoureux, presque mathématique, qui ne s’interdit pourtant ni l’intuition ni la souplesse. Pour cette œuvre, réalisée en public pendant quatre jours, l’artiste a élaboré une esquisse préparatoire sur mesure, définissant sa ligne d’horizon, ses masses colorées, et ses textures. « J’avais en tête le plan, la répartition des éléments, les couleurs principales. Ensuite, je laisse un peu plus de liberté dans les textures, les effets de matière. Mais le blanc de la Loire, par exemple, je savais dès le départ que je le laisserais ainsi. »

« Le monde n’est pas figé, poursuit l’artiste. La matière évolue. Certaines prennent des millénaires à changer, d’autres se transforment très vite. J’aime cette idée de matière en transition, en mutation. Et j’essaie de la représenter. » Dans l’œuvre en cours, cette idée s’exprimera notamment par des formes organiques à venir, qui viendront s’ajouter dans les zones encore blanches de la toile. On ne saura pas si elles montent ou descendent, si elles s’enracinent ou s’envolent. Comme les pensées, comme les états.
En public, sous le regard des passants, des curieux, des cyclistes qui longent la Loire à vélo, Jordan Harang continue de peindre. « Je suis habitué à travailler dans l’espace public. Quand je fais des fresques, je suis souvent seul sur une nacelle. Mais ici, ce n’est pas pareil. On doit composer avec les gens autour. Il faut des moments d’isolement aussi. Il y a des phases de doute, de recherche. Mais je joue le jeu. Ce n’est pas mon atelier, mais je m’adapte. »

Un festival comme un fleuve
Il y a dans la voix d’Isabel Da Rocha une chose rare : une parole sans calcul, traversée d’images fluides, presque spontanées, où le mot rejoint souvent la matière. L’eau, le fleuve, la lumière, l’élan, tout s’y appelle, tout s’y relie. À l’écouter, le Festival Artecisse H²O n’est pas une suite de dates et de lieux. C’est un organisme vivant, mouvant, dérivé d’un même courant intérieur : celui de ses coups de cœur. « C’est comme le fleuve. Ça coule, et puis parfois on prend un petit chemin détourné. Il faut que ça ruisselle librement. »
Cette 10e édition, qu’elle clôt — ou prolonge — sans certitude chronologique, s’inscrit dans cette logique. Pas de plan trop strict. Pas d’annonce figée. Un cheminement. Une disponibilité. Une réactivité aussi, lorsqu’il fallut réinventer un projet en 48 heures. Car la fresque sur le château d’eau, initialement prévue avec Jordan Harang, a été reportée. Il a donc fallu, sans perdre l’engagement, rebondir. C’est ainsi qu’est née la résidence d’artiste à Loisirs Loire Valley puis à l’Observatoire Loire : une performance in situ, un live painting.
Chaque édition du festival naît de rencontres réelles, d’intuitions profondes, et d’une cohérence invisible. Ce qui l’attire, ce ne sont pas les styles. C’est « le rapport à l’univers ». Une attention au vivant, à la nature, à ce mystère fondamental qui déborde toute tentative d’explication. Elle ne se prétend pas philosophe. Elle agit à l’endroit du sensible. « Ce qui me touche, c’est le lien entre la nature et l’univers. Ce mystère-là. Et les artistes que je choisis sont toujours en phase avec ça. Ils sont là à 1000 % dans leur travail, et ils gardent cette humilité. Ils savent où ils sont. »
Cette intuition irrigue l’ensemble de sa démarche : mêler les arts, croiser les langages, faire résonner ensemble peinture, musique, poésie, regard. Non par juxtaposition. Par osmose. « Créer des passerelles entre les formes, c’est essentiel. Que tu écrives ou que tu peignes, c’est ton âme qui parle. C’est le même élan. La musique, c’est pareil. »
Dans un monde saturé de bruit, d’images instantanées, de discours, ce que propose Artecisse est exactement à contre-courant : un espace poreux, sans clôture de sens, où l’on accepte de ne pas savoir, où l’on ose encore se laisser porter par l’émotion, l’intuition, la lenteur. Et comme l’eau, ce festival-là ne se laisse pas saisir trop vite. Il invite à y revenir. Revenir encore.
Toutes les informations ici : artecisse.xyz