Blois au temps des Inexplosibles

La Loire n’est pas un fleuve comme les autres. Sauvage, indomptée, elle porte encore les reflets du temps où ses eaux étaient parcourues par des centaines d’embarcations à fond plat, glissant au gré des vents d’ouest ou se laissant entraîner par le courant. Parmi elles, une silhouette étrange et rassurante hante encore les mémoires fluviales : celle des Inexplosibles.
Une marine de Loire
La marine de Loire, à la différence des navigations maritimes ou fluviales plus classiques, a toujours dû composer avec les caprices d’un fleuve non canalisé. Bateaux à fond plat – gabares, fûtreaux, toues, sapines – conçus pour éviter les hauts-fonds et s’échouer sans dommage sur les grèves. Cette navigation, attestée depuis le haut Moyen Âge, devient essentielle à l’économie régionale à partir du XVIe siècle, permettant l’acheminement du vin, du bois, du charbon, du sel ou encore du papier jusqu’à Nantes ou Orléans, puis Paris par voie terrestre.
Le tournant du XIXe siècle : la vapeur sur le fleuve
Avec le XIXe siècle et l’avènement de l’ère industrielle, une rupture technique bouleverse cet équilibre séculaire : la vapeur. Dès les années 1820, les premiers bateaux à vapeur sont expérimentés sur la Loire, notamment autour de Nantes. Ces bateaux, souvent en bois, munis de roues à aubes, suscitent fascination et inquiétude. En 1827, un navire nommé Hercule, de construction nantaise, parcourt la Loire jusqu’à Orléans. Mais deux explosions majeures de chaudières – l’une en 1837 à proximité d’Orléans, l’autre à Tours en 1842 – provoquent des dizaines de morts et soulèvent une immense émotion. La sécurité de ces nouveaux navires est remise en cause, et leur avenir incertain.
Les Inexplosibles : la vapeur rassurante
C’est dans ce climat de défiance que naît une innovation marketing et technique : les Inexplosibles de la Loire. En 1845, sous l’impulsion de l’entrepreneur Jules Dufour, la Compagnie des bateaux à vapeur inexplosibles de la Loire est créée. Le principe : utiliser des chaudières à basse pression (système Coignet), beaucoup moins susceptibles d’exploser que les chaudières classiques à haute pression.
Le nom même de la compagnie – « Inexplosibles » – est une trouvaille habile, conçue pour rassurer le public traumatisé. Ces bateaux arborent une silhouette sobre, avec leur cheminée fumante et leur nom numéroté : Inexplosible n°5, n°6, jusqu’au célèbre Inexplosible n°8, affectueusement surnommé Denis-Papin, en hommage à l’inventeur blésois de la machine à vapeur.
Ces navires, capables de transporter 200 passagers ou plusieurs tonnes de marchandises, naviguent entre Nantes, Angers, Saumur, Tours, Blois et Orléans, avec des arrêts réguliers dans les ports fluviaux de la vallée.

La fin rapide d’une ère
L’histoire de cette flotte sécurisée aurait pu durer. Mais dès 1846, une autre révolution arrive : le chemin de fer. L’ouverture de la ligne Orléans-Tours, puis celle de Tours-Nantes, offre aux voyageurs et commerçants un mode de transport bien plus rapide, régulier et indépendant des caprices du fleuve.
En quelques années, la Loire commerciale décline brutalement. Les Inexplosibles, malgré leur promesse de sécurité, ne peuvent rivaliser. Dès les années 1860, la plupart des lignes sont abandonnées. Le n°8, dernier survivant, est retiré en 1865.