Marcus McAllister peint aux confins de la conscience

Le weekend dernier, à la Galerie Dominique, à Blois, Marcus McAllister présentait « Rivière de joie », une exposition conçue dans le cadre de la 10e saison de Artecisse. L’espace, d’un blanc nu, s’efface immédiatement devant l’intensité chromatique des œuvres suspendues. Le bleu n’y est pas un effet : il est une respiration. Il enveloppe, plonge, transporte. Mais cette immersion n’est ni simplement visuelle ni décorative. Elle est, au sens fort, initiatique.
Marcus McAllister, né aux États-Unis, installé à Paris depuis près de trente ans, travaille à partir de carnets qu’il tient quotidiennement. « C’est mon 145ᵉ », dit-il sans ostentation, comme un constat de vie. Il les considère comme les fondations de son travail, non pas comme des esquisses en attente d’une œuvre à venir, mais comme des matrices à part entière, souvent plus abouties que bien des tableaux. Deux d’entre eux étaient présentés dans l’exposition, dont un réalisé lors d’une résidence à Blois il y a trois ans.

Ce que donne à voir « Rivière de joie », c’est un entrelacs de toiles, de pages, de fragments, choisis pour leur capacité à dialoguer. L’artiste affirme ne jamais partir d’une image finale. Il manipule des « fonds », accumule des photocopies de ses propres dessins, feuillette ses carnets, observe, associe, et laisse émerger des formes. Cette méthode, qu’il qualifie lui-même de « rêve éveillé », repose sur une logique du palimpseste : chaque toile contient les traces de ce qu’elle a été, ou de ce qu’elle aurait pu être. Des anges effacés, des figures superposées, des motifs surgis malgré lui. Rien n’est définitif, et surtout rien n’est démonstratif.
Le regard que Marcus McAllister porte sur son propre travail refuse le dogme. Il se méfie de l’illustration comme de la décoration, et plus encore des artistes qui proposent des réponses. « Moi, je veux poser des questions », affirme-t-il, et ce refus du sens assigné est au cœur de sa pratique. Les titres sont donnés comme des clés, jamais comme des légendes.
Les figures qui hantent ses toiles — cerfs, grenouilles, lions ailés, mains tendues, silhouettes en méditation — ne sont pas les éléments d’un lexique symbolique figé. Ce sont des apparitions. Le cerf, ainsi convoqué, n’a pas de rôle allégorique prédéfini : il est présence. Il est seuil. Il est appel. Certaines œuvres évoquent une quête involontaire, une intrusion du sacré dans la trame du réel. Ailleurs, une main recueille de l’eau, un homme sort du liquide comme transfiguré. L’eau n’est pas une simple thématique : elle est la matière même de l’image. Elle n’est pas représentée, elle agit.
Le titre de l’exposition, Rivière de joie, prend ici tout son sens, à condition d’en entendre la résonance initiatique. La joie, chez McAllister, n’est jamais béate ni illustrative. Elle est une traversée. Une série de tableaux en bleu profond révèle un mouvement de passage, de dissolution et de réémergence. L’un d’eux montre un homme de dos, nu, marchant dans une nappe d’eau dorée, irradié d’un motif solaire. Le tableau s’intitule Reinvigorated. L’artiste dit qu’il pensait au mot oneself, et qu’il s’agit là d’un appel à trouver son alignement.
Un autre tableau montre une figure assise, presque effacée, enserrée dans un réseau de branches. Des éclats lumineux s’en échappent. Le fond, travaillé par couches successives, semble traversé par des flux. Il n’y a pas ici de représentation au sens mimétique, mais plutôt une mise en tension du visible et du ressenti.

Ce qui frappe dans la mise en espace, c’est l’absence de hiérarchie entre les œuvres issues des carnets et les toiles de plus grand format. Le mur où sont exposées quatre pages encadrées — une grenouille, un cerf, un œil, une silhouette — tient autant de l’herbier que du grimoire. Les dessins sont rehaussés de textes manuscrits, de spirales, de lettres inversées. L’artiste est ambidextre, écrit parfois à l’envers. Ces pages, loin d’être des études, sont des objets mentaux, des archives de l’inconscient.
Quand on lui parle de Carl Gustav Jung, Marcus McAllister valide. Il ne le cite pas comme un maître à penser, mais comme un compagnon de route. L’inconscient collectif, les archétypes, les symboles qui nous traversent : voilà ce qu’il explore, sans jamais vouloir en clore l’interprétation. Certaines formes apparaissent dans ses carnets bien avant qu’il en ait conscience. Il les redécouvre plus tard, les assemble, les superpose. Un tableau est rarement la transcription d’une idée. C’est un organisme.
L’artiste se présente comme un passeur. Il ne peint pas pour affirmer, mais pour chercher. Il y a dans son travail une douceur profonde, qu’il assume sans la revendiquer. Une douceur qui ne glisse jamais vers le mièvre. Il dit qu’elle doit s’appuyer sur une structure. Il parle de son pays d’origine, les États-Unis, et de la situation actuelle, qu’il juge inquiétante. Mais il reste optimiste, dit-il. Pas un optimisme naïf, mais un choix, une manière de continuer.
Cette tension entre lucidité et rêverie, entre structure et fluidité, traverse toute l’exposition vue ce weekend à Blois. Rien n’est fixe. Même les codes couleur évoluent selon l’énergie du moment. Une toile récente, peinte après le tableau rouge, ouvre une piste nouvelle : le bleu y dialogue avec des bruns, des ors, dans une forme d’apaisement lumineux. Il le dit lui-même : « J’aime bien, parce que ça veut dire qu’il y a encore des pistes à explorer. »
L’exposition Rivière de joie n’a proposé ni parcours didactique ni série fermée. Elle ne s’adressait pas à l’intellect mais à l’intuition. Elle ne livrait pas un discours, mais un espace. Chaque toile y était un seuil, chaque page une strate. Ce n’était pas un art de la révélation, mais un art de l’invitation. À qui veut bien plonger.
Pour en savoir plus : marcusmcallister.com