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Suzie Henri : libre, prisonnière, et résolument écrivaine

Entretien avec Suzie Henri avant sa rencontre-dédicace à la librairie Labbé, à Blois.


Elle est jeune, elle est rayonnante, elle est écrivaine, elle s’appelle Suzie Henri — un pseudonyme soigneusement choisi, « androgyne », précise-t-elle, « parce que vous avez Suzie, qui est féminin, et Henri, masculin. » Une manière d’affirmer d’emblée une forme d’équilibre, un jeu subtil entre les identités, et surtout de poser les premières pierres de sa démarche d’autrice : celle d’échapper aux cases, aux assignations, aux stéréotypes.

Son premier roman, Libres et prisonniers, porte déjà dans son titre cette tension entre l’aspiration à l’émancipation et les entraves, visibles ou invisibles, que chacun se construit ou subit. Ce livre n’est pas son premier texte. « J’ai écrit d’autres romans. Disons que Libres et prisonniers, c’est mon premier roman paru, mais il en existe d’autres, un peu plus longs en termes de format. Comme je suis une jeune autrice, que je ne suis pas encore connue, j’ai privilégié un format court à proposer aux éditeurs. »

Suzie Henri

Suzie Henri n’est plus étudiante. Elle a fait une licence de russe, puis une école de journalisme. Mais c’est vers l’écriture de fiction qu’elle a choisi de se tourner, à plein temps. Sans petits boulots à côté, sans plan B : l’écriture est son métier, son choix, son engagement.

« L’amour, beaucoup ne savent pas aimer »

Son roman, dit-elle sans détours, est « un roman psychologique ». Un livre ancré dans ses réflexions, mais aussi dans ses observations du monde. Une œuvre nourrie de l’expérience, sans que l’on puisse parler de simple autofiction. Fanny, l’héroïne, n’est pas une projection directe de l’autrice, mais elle porte quelque chose de sa sensibilité, de celle de ses amies, de nombreuses femmes qu’elle connaît. « En termes de sensibilité, je retrouve beaucoup de femmes dans le personnage de Fanny. Je pense avoir fait un portrait féminin à travers elle. »

Mais l’essentiel, chez Suzie Henri, ne tient pas dans l’anecdote. Le livre ne repose pas sur l’intrigue, mais sur le ressenti, le travail autour des sentiments, la finesse de l’analyse psychologique. « Ce n’est pas tellement sur l’intrigue en elle-même que je mise pour faire un bon livre, mais sur le ressenti. Tout ce qui va être sensibilité, analyse des sentiments, approche des profils psychologiques, c’est vraiment cela qui m’intéresse dans l’écriture, plus que le fait d’écrire une histoire à rebondissements où il faudrait de l’action à tout prix pour tenir le lecteur en haleine. Moi, le suspense ne réside pas là-dedans. Il réside dans : comment va réagir l’autre ? Plus dans une forme de suspense comportemental. »

Ce qui l’anime, ce n’est pas la narration spectaculaire, mais l’introspection, la quête de compréhension. Et derrière cette quête, une idée forte, presque une thèse : « L’amour, c’est quelque chose de noble et de pur. À l’heure actuelle, beaucoup ne savent pas aimer. Pour eux, à partir du moment où on est attiré par quelqu’un, c’est de l’amour, à partir du moment où on est en couple, on est forcément amoureux. Moi, je dis que non, ce n’est pas ça, l’amour. »

Cette distinction entre le sentiment amoureux et l’amour véritable, elle la porte depuis longtemps, forgée par son propre idéal, par sa propre exigence : « Comme je suis une personne très romantique et idéaliste, j’ai toujours été choquée qu’on puisse se prétendre amoureux et ne pas être prêt à un don complet de soi vis-à-vis de l’autre. »

Antoine, l’homme qui lui échappe

Dans Libres et prisonniers, c’est Antoine, plus encore que Fanny, qui cristallise cette réflexion. Un homme qui refuse l’engagement, qui reste « libre », mais dont la liberté même devient enfermement. « Antoine, c’est un personnage qui m’échappe. Pour moi, ça incarne l’amoureux indépendant, une forme de masculin. » L’écriture de Suzie Henri, loin de juger, cherche à comprendre. Elle interroge : pourquoi cet homme fuit-il la construction d’un lien ? Pourquoi préfère-t-il rester dans le plaisir immédiat, sans profondeur ? Pourquoi choisit-il la sensualité plutôt que l’intimité ? « Il y a un conflit au niveau de l’individualité. Dans le cas d’Antoine, il y a un conflit avec Fanny. Pourquoi est-ce qu’il se sent prisonnier de Fanny ? Parce que Fanny lui montre bien qu’il n’est pas à la hauteur de ce qu’elle espérait. Cela lui inflige à chaque fois des blessures dans son orgueil. Ce n’est pas du tout ce qu’il attend de cette relation. Lui, ce qu’il veut, c’est rester dans le côté de la sensualité à l’état pur. » Mais cette posture a un prix : Antoine reste seul, incapable de construire. Sa liberté devient sa prison.

Chez Fanny, l’enfermement est d’un autre ordre : elle persiste à croire, à espérer, à attendre. Elle se rend prisonnière d’un amour qui ne lui répond pas. « Elle voit bien qu’Antoine ne peut pas satisfaire du tout ses attentes, donc elle est dans un état de colère. Et le dénouement fait qu’elle va devenir libre, elle va être libérée. »

Une autrice dans la peau d’un homme

Suzie Henri l’assume : elle s’est glissée dans la peau d’Antoine. « Ça m’a fait du bien. J’aime me mettre dans la peau de personnages entièrement contraires. J’ai l’impression de beaucoup mieux maîtriser mes émotions, même les choses de la vie. Il y a une forme de curiosité aussi, et moi, j’aime comprendre. Je suis en quête de compréhension. » Une quête d’autant plus essentielle qu’elle touche ici à l’ego, à ce qui empêche l’amour : « Le véritable amour, il ne faut pas qu’il y ait un ego trop fort, sinon c’est source de tensions forcément. » Pour autant, elle n’idéalise pas l’effacement total de soi : « Si on n’a pas du tout d’ego, on tombe sur quelqu’un qui se victimise, qui est complètement l’ombre de soi-même. Ce n’est pas non plus très attirant d’être avec quelqu’un qui n’a aucune confiance en soi. Il faut un juste milieu. »

Références littéraires, influences et fidélités

À la question des filiations littéraires, Suzie Henri se sent proche de Françoise Sagan. Autre influence majeure : Raymond Radiguet. « Le Diable au corps, ça a été un roman tout à fait innovant et inédit. Il est paru dans les années 20. On n’avait jamais écrit de cette façon-là, justement, en faisant tenir une intrigue sur un fil psychologique. » L’admiration va jusqu’à évoquer la jeunesse tragiquement brève de Radiguet : « C’est cela qui me bouleverse : il a écrit un chef-d’œuvre, puis il a disparu… »

Suzie Henri

Lorsqu’on lui propose l’idée d’un style direct, non poétique, Suzie Henri nuance aussitôt et défend la musicalité de sa langue, le soin apporté à chaque phrase : « Il y a une petite part poétique. Si vraiment j’étais une prosatrice pure et simple, je n’aurais pas écrit de cette façon-là certaines scènes. »

Chez elle, l’exigence stylistique passe par la discipline quotidienne, mais aussi par la capacité à s’arrêter, à douter, à reprendre : « Je me mets tous les jours à écrire, mais si jamais je sens que ce que j’écris, ça ne sonne pas bien, je m’arrête. Et tant pis si je n’ai écrit que quelques lignes, ce n’est pas grave. Il faut que le résultat soit parfait. Je me relis à voix haute, il faut que ce soit fluide et que ça sonne bien. Il faut qu’il y ait une musicalité. J’ai horreur des phrases familières ou bateau si je me pose en tant que narratrice. Dans les dialogues, je me permets des familiarités, parce que j’estime que les personnages doivent être vivants. Mais en tant que narratrice, pas du tout. »

Le grand écart entre écriture intérieure et communication extravertie

Si son écriture se veut intérieure, rigoureuse, presque méditative, la communication qu’elle a choisie pour son lancement d’autrice joue un tout autre registre : extraverti, visuel, affirmé. Là aussi, le choix est réfléchi. « Ça m’est venu par un besoin de me faire connaître. Parce qu’aujourd’hui, le monde de l’édition est très fermé, c’est vraiment difficile d’attirer l’attention d’un éditeur. Et je sais que les réseaux sociaux, c’est un outil pour faire de la publicité, pour, en tout cas, gagner un public. »

instagram.com/henri.suzie/

Mais pas question pour elle de se contenter de publier des images convenues d’écrivaine penchée sur sa feuille : « Je ne me voyais pas poster sur Instagram ou sur Facebook juste des photos de livres ou des pages d’écriture. Je me suis dit que ça n’allait pas être assez attrayant. Donc, je me suis mise en scène en tant que top-écrivaine, un mélange de top-modèle et d’écrivaine. »

Ce concept, elle l’assume, même s’il détonne avec l’esprit du roman. Elle y voit une stratégie, mais aussi une forme de cohérence personnelle, nourrie par sa propre histoire. « Moi, si vous voulez, j’ai toujours été une adolescente, ou même une enfant, très studieuse, une intellectuelle. Ma famille avait l’habitude de me voir comme ça, sans vraiment d’attrait féminin. Alors que parfois, j’avais envie de mettre une robe ou d’être un peu plus séduisante. Mais je ne me sentais pas à l’aise vis-à-vis de ça, parce que j’avais cette image de l’intellectuelle. » En grandissant, elle s’est libérée de ce carcan : « Je me suis dit, en devenant vraiment une femme, que c’était stupide qu’il y ait une contradiction, qu’il y ait un paradoxe entre le fait de jouer de son charme et le fait d’écrire. Pourquoi est-ce que je ne pourrais pas être les deux ? »

instagram.com/henri.suzie/


Suzie Henri ne cache pas que cette démarche a pu déstabiliser son entourage. « Je sais que j’ai pu choquer mon entourage en m’exposant comme ça, en tant que Suzie Henri, en prenant la pose dans des robes, avec du maquillage. J’ai même une robe très décolletée, cela a beaucoup surpris. Mais ce n’est pas parce que je mets en valeur mon image que, derrière, je n’ai rien dans la tête, qu’il n’y a pas de réflexion. »

Ce qu’elle combat, ce sont les stéréotypes, les jugements rapides, les raccourcis. « Malheureusement, on est un peu victime des apparences. Et c’est ce stéréotype que je cherche à casser. » Si le mot « top » ou les références au mannequinat peuvent surprendre, elle les revendique sans détour : « Justement, pour moi, le fait de faire valoir sa féminité, c’est une liberté. Le fait de se maquiller, pour moi, ça a été une liberté. »

Les réseaux sociaux, entre frustration du contenu et puissance de l’image

Suzie Henri, contrairement à l’image parfois contemplative de l’auteur dans sa tour d’ivoire, connaît bien les logiques qui gouvernent l’attention sur les réseaux sociaux. Elle ne s’en cache pas, elle observe, elle analyse, elle en tire ses propres conclusions : « Les réseaux sociaux, ça va tellement vite… Je le vois bien : quand je vais poster un poème, les gens ne vont pas réagir. Quand je poste une photo, les internautes sont plus sensibles au visuel. Une image, ça y est, il y a quelque chose, ils vont mettre des “j’aime”. Mais juste un texte, ça ne va pas, ils n’ont pas l’attention ni la concentration. » Cette tension entre l’ambition intellectuelle et l’efficacité des images est au cœur de son rapport aux outils numériques.

Toutefois, la jeune femme entend incarner une figure reconnaissable, au-delà d’un seul livre, dans la durée, dans une œuvre multiple. « Ce que je souhaite incarner, c’est une femme de lettres. » Et pour définir ce qu’elle appelle cette « femme de lettres », elle convoque d’autres figures : « J’ai une certaine image de ces femmes de lettres qui étaient très cultivées, comme Jacqueline de Romilly. C’est cela que j’aimerais bien incarner. »

Une femme de lettres, donc, mais en 2025. Avec ses outils, ses codes, ses contradictions. Avec la conviction que l’image peut être un vecteur pour amener vers les livres, et non un obstacle. « C’est aussi pour intéresser les gens, les amener à lire, en leur disant que lire, ce n’est pas uniquement un loisir comme ça, pour passer pour un intellectuel. C’est autre chose, ça ouvre des portes, ça ouvre une vision esthétique, ça éveille au monde de l’art, des idées. »

Retour à Blois

Il y a aussi une géographie intime, une ville. Blois. Celle où Suzie Henri a grandi, celle à laquelle elle reste attachée. Elle a quitté Blois pour Bordeaux, elle y est revenue pour la rencontre-dédicace à la librairie Labbé. Et dans ce retour, elle dit avoir retrouvé sa ville autrement : « Le fait de m’être éloignée de cette ville, puis d’y revenir… elle me paraît encore plus belle. » Comme si l’éloignement avait révélé ce que la proximité rendait trop familier. Comme si le regard de l’écrivaine s’était affûté dans l’écart.

Elle souligne ce qu’elle aime ici, sans emphase mais avec constance : « Il y a beaucoup de belles maisons, il y a un cachet historique que j’aime beaucoup. Moi, je suis passionnée par l’histoire, par ce côté un petit peu nostalgique et survivance du passé. » Le mot « nostalgie » n’est pas ici simple pose esthétique : il dit quelque chose de profond sur son rapport au monde, à la mémoire, au temps. « Pour moi, c’est même le cœur de la France, ici. »

Il y a, dans cette phrase, quelque chose qui résonne comme une confidence. Une forme d’apaisement peut-être, ou plutôt une lucidité : celle d’une jeune femme qui a choisi de ne pas renier son exigence littéraire, mais qui refuse aussi de se laisser enfermer dans l’image que l’on voudrait projeter sur elle. Une femme de lettres, oui. Une « top-écrivaine », peut-être. Mais surtout, une autrice qui revendique le droit d’être multiple, entière, insaisissable.

l'amour qui s'éprouve

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