Comment Alice Zeniter est renée au roman
Alice Zeniter, autrice de romans, essais, et pièces de théâtre, est fidèle aux Rendez-vous de l’Histoire, à Blois. Sur la scène de la Maison de la Magie, ce samedi, elle a expliqué son dernier ouvrage Frapper l’épopée (Flammarion). Ce roman complexe, mêlant fiction et réalité, passé et présent, politique et intime, est né d’un voyage en Nouvelle-Calédonie qui a révélé à Alice Zeniter une histoire méconnue : celle des Kabyles déportés pendant la colonisation pénitentiaire.
Nouvelle-Calédonie étincelle d’une obsession littéraire
C’est en 2019, alors qu’elle est invitée à présenter son succès L’Art de perdre, qu’Alice Zeniter découvre la richesse historique de la Nouvelle-Calédonie. Ce territoire, qui semble à première vue déconnecté de l’Algérie, la fascine en raison des liens coloniaux qui unissent ces deux terres. Au cours de son voyage, elle est confrontée à une histoire kabyle sur l’île, marquée par la déportation de forçats algériens au 19e siècle. « Peut-être qu’on est cousin », lui dit-on. Cet échange a planté une graine dans l’esprit d’Alice Zeniter, qui se plonge dans des recherches approfondies, notamment grâce à l’historien Louis-José Barbançon.
C’est durant le confinement de 2020 que l’autrice décide de donner forme à cette obsession, relisant des documents et une liste de déportés en Nouvelle-Calédonie. Le résultat est Frapper l’épopée, un roman qui questionne les liens entre le présent et le passé, la colonisation et ses effets sur les générations actuelles.
Une magie discrète et un territoire marqué par la croyance
L’un des aspects marquants de Frapper l’épopée est l’intégration subtile de la magie dans le récit, sans tomber dans le surnaturel gothique classique. Zeniter décrit une magie « naturelle » qui fait partie du quotidien des habitants de l’archipel. Lors de son premier voyage, elle se souvient qu’on lui a dit qu’il ne fallait pas marcher dans les ruisseaux pour ne pas déranger les esprits des ancêtres. Cette croyance, partagée par plusieurs communautés de l’île, influence la cartographie du territoire et inspire Alice Zeniter à intégrer cette dimension culturelle dans la forme même de son roman.
Loin d’un regard ironique ou détaché, elle veut que cette croyance fasse partie de la structure narrative, afin de ne pas imposer une vision européanocentrée de la réalité.
Dépasser les impasses de la fiction occidentale
Alice Zeniter explique également que Frapper l’épopée est né d’une réflexion sur la crise du roman occidental. Elle s’inspire notamment des travaux d’Amitav Ghosh, qui soutient que le roman occidental traditionnel n’est pas équipé pour aborder des crises à long terme, comme celle du climat ou de la colonisation. Selon elle, raconter une histoire coloniale ou postcoloniale nécessite de s’étendre sur plusieurs générations, de naviguer entre des temporalités différentes, afin de saisir l’ampleur de ce phénomène historique.
L’empathie violente : un concept pour secouer les certitudes
L’un des éléments clés du roman est le concept d’« empathie violente », une notion inventée par Zeniter pour désigner les actions d’un groupe clandestin kanak. Ce groupe cherche à faire ressentir aux colons et descendants de colons ce que signifie la dépossession des terres. Par des actions symboliques, ils tentent de provoquer un éveil chez les Blancs, mais sans certitude quant à l’efficacité de ces gestes. Cette idée d’actions violentes mais empreintes d’empathie reflète les tensions internes du roman, où l’histoire coloniale se heurte à la volonté de paix.
Se libérer de l’ombre de L’Art de perdre
Alice Zeniter confie que le succès de L’Art de perdre a pesé sur sa carrière et l’a temporairement éloignée de l’écriture de romans. Toutefois, avec Frapper l’épopée, elle retrouve la joie de créer et d’expérimenter avec la forme. L’écriture de ce roman marque pour elle une nouvelle étape, où elle s’autorise une plus grande liberté narrative, y compris en intervenant directement en tant qu’autrice dans le texte, brisant ainsi la frontière entre fiction et réalité.
Ce choix de mêler différents niveaux de narration témoigne d’un désir de repousser les limites du genre romanesque, en écho à ses réflexions sur la liberté littéraire abordées dans son essai Toute une moitié du monde. Pour Zeniter, cette intervention directe de l’autrice dans le texte est un acte joyeux, une forme de jeu avec la structure narrative.
Un engagement personnel et une réflexion sur l’appropriation culturelle
Lors de cette rencontre à Blois, Alice Zeniter a également abordé la question de l’appropriation culturelle. Elle s’est imposée des limites, notamment en refusant d’utiliser des mots en langue kanak, par respect pour la parole considérée comme un bien vivant et intime dans la culture de l’archipel. Elle préfère alors traduire les noms et concepts kanaks en français, tout en préservant l’essence de cette culture sans s’approprier ses codes.