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Le souffle entre les choses : le concept de 「ma」 et la fabrique du Japon

Dans la pénombre de deux battants entrouverts, une lumière perce. C’est ainsi que s’écrit le kanji 「間」, ma, au cœur d’une esthétique et d’une ontologie qui défient toute tentative de traduction linéaire. Désignant tout à la fois un espace, un intervalle, une pause ou une relation, le ma structure la sensibilité japonaise à l’invisible, à l’« entre », au non-dit. Dans sa thèse de doctorat soutenue en 2022 à l’Université de Montréal, l’anthropologue David Lionel Lewis engage une étude serrée de ce concept, en en retraçant la genèse historique, les ramifications artistiques, les usages sociaux et les implications identitaires. Ce travail rigoureux permet de déjouer les simplismes qui font du ma une essence intemporelle de la « japonité » et révèle, au contraire, un concept construit, instable, et profondément situé.

Le ma, explique Lewis, est loin d’être une donnée éternelle de la culture japonaise. Il naît dans un contexte précis : celui du passage de la période Sengoku à l’ère Edo (fin XVIe – début XVIIe siècle), moment où se stabilisent les conditions sociales et politiques nécessaires à l’émergence de formes disciplinaires autonomes. Avant cette transition, le terme est bien présent, mais ne renvoie pas encore à un concept. Il ne commence à acquérir une densité réflexive qu’à partir de la période Shōwa (1926–1989), dans un mouvement qui voit son champ s’élargir au-delà de l’architecture, du théâtre ou de la poésie, jusqu’à devenir, dans certains usages, un marqueur identitaire face à l’Occident.

Le ma se manifeste dans des domaines aussi variés que le nō, le kyūdō (tir à l’arc), le shodō (calligraphie), mais aussi dans les arts martiaux ou la cérémonie du thé. Il désigne alors une tension fluide entre les éléments, un espace d’indétermination où s’infiltre la subjectivité, un silence habité. Ce n’est pas une simple pause ou un vide : c’est un lieu d’émergence. Un théâtre d’apparition. L’architecte Arata Isozaki, dans l’exposition fondatrice Ma: Espace-temps du Japon (Paris, 1978), parlait d’« une manière japonaise d’articuler l’espace et le temps » — non pas comme entités séparées mais comme un continuum sensoriel, dynamique, voire métaphysique.

Ce continuum se pense aussi comme articulation des marges. À travers l’architecture du engawa, cette véranda qui relie l’intérieur et l’extérieur sans les confondre, ou dans la porosité des cloisons en papier translucide, le ma configure une pensée de l’intervalle. Il ne sépare pas, il relie. Il institue une frontière vécue, jamais figée. C’est là qu’intervient la dichotomie uchi/soto — intérieur et extérieur — concept tout aussi structurant dans l’organisation sociale japonaise. Pour Lewis, cette dichotomie fournit un cadre fondamental pour comprendre comment le ma agit à la frontière des appartenances, à la fois comme sas, filtre et médiation.

Mais l’essence du ma réside peut-être moins dans sa capacité à désigner que dans sa propension à faire sentir. Il relève d’une esthétique de la retenue, de la suspension, du non-plein. C’est, pour reprendre les mots d’Augustin Berque, « le lieu de la pleine communication entre le sujet et autrui » — une ouverture délimitée, et pourtant libre, où l’interprétation s’inscrit sans se disperser. Le ma, dans cette lecture, ne serait ni un concept au sens occidental (abstrait, universel, généralisable), ni un simple terme descriptif, mais un opérateur culturel : une forme de cognition incarnée, un usage de la perception, une manière de modeler l’expérience.

Cette dimension phénoménologique du ma, Lewis la souligne avec soin. Il met en garde contre l’illusion de l’universalité : si le ma peut désigner une réalité que d’autres cultures reconnaissent intuitivement — celle du rythme, du silence, de l’écart signifiant —, son expression linguistique et conceptuelle est singulière. Il n’existe pas d’équivalent direct en langue européenne. Ce que Cézanne ou Giacometti faisaient de l’espace, ce que Mallarmé esquissait dans ses blancs, ce que John Cage appelait le « silence chargé de sons », s’en rapproche peut-être, mais n’en recouvre pas la totalité.

Cette irréductibilité a pourtant un revers. Car à force d’être invoqué comme symbole d’une altérité radicale — voire comme « l’attribut ineffable de la japonitude » selon les mots critiques de Berque —, le ma devient un outil de mystification. Lewis critique avec finesse cette récupération essentialiste, qui fait du ma l’âme éternelle du Japon. Une telle stratégie identitaire, note-t-il, prend forme dans l’après-guerre, lorsque le Japon reconstruit son image dans un jeu complexe d’opposition et de séduction envers l’Occident.

Ce que révèle en creux cette analyse, c’est que le ma est aussi un produit discursif, un objet culturel façonné par la modernité japonaise dans son dialogue — parfois conflictuel — avec le monde. Il ne flotte pas hors du temps : il s’inscrit dans une histoire des pratiques et des discours, dans une économie du sens. À ce titre, il n’est pas simplement un concept esthétique, mais un miroir tendu à l’anthropologue, au philosophe, à l’historien de la culture. Un miroir dans lequel il faut savoir voir l’ombre entre les choses.


Références principales :
David Lionel Lewis, Le concept de「ma」et l’identité nationale japonaise, thèse de doctorat en anthropologie, Université de Montréal, 2022.
Arata Isozaki, Ma: Espace-temps du Japon, Musée des Arts Décoratifs, Paris, 1978.
Augustin Berque, Du geste à la cité. Formes urbaines et lien social au Japon, Gallimard, 1993.
Alan Fletcher, The Art of Looking Sideways, Phaidon, 2001.
Michel Random, Japon : la stratégie de l’invisible, Albin Michel, 1985.

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