Violette et Thierry Poidras : une vie à deux, entre cuisine et engagements [1/2]

Ils ont passé plus de quarante années à travailler, entreprendre, accueillir, apprendre, transmettre. Violette et Thierry Poidras, tous deux retraités depuis 2025, retracent sans nostalgie ni amertume leur parcours professionnel commun, fait de reprises d’établissements, d’engagements bénévoles, d’expériences et de réflexions concrètes sur le commerce, l’attractivité et la manière de vivre une vie active. De Molineuf à Blois en passant par Vineuil, leur récit, dense, vivant, révèle une trajectoire exemplaire d’indépendants qui ont toujours privilégié la qualité du lien, la rigueur dans le travail et la liberté dans les choix. Acte I.
Une rencontre
Violette est née à Boulogne-sur-Mer. Elle a huit ans lorsque sa famille s’installe à Vendôme, où elle passe toute son adolescence, jusqu’à ses dix-huit ans. À l’âge où l’on cherche sa voie, elle quitte alors le Vendômois pour Salbris, dans le Loir-et-Cher, et c’est là, dans cette petite ville solognote, que débute sa vie professionnelle. Elle entre dans un hôtel-bar-restaurant, d’abord pour effectuer les tâches les plus modestes, le ménage, celles qu’on confie souvent aux débutants. Mais très vite, une opportunité s’offre à elle : un remplacement au service en salle. Elle découvre le contact avec la clientèle, et s’installe à ce nouveau poste. C’est dans ce même établissement qu’elle croise Thierry, client. Lui est originaire de Champigny-en-Beauce. Il a obtenu son CAP de cuisine en 1975, à 16 ans, et possède déjà une solide expérience, acquise dans plusieurs maisons de renom, dont certaines étoilées. À Salbris, il est alors chef pâtissier.
Ils ne le savent pas encore, mais cette rencontre va être le point de départ d’une longue aventure, professionnelle comme personnelle. Nous sommes en 1982. Leur histoire commence là, et elle ne cessera, dès lors, de se construire à deux, y compris dans le travail, dans l’engagement, dans l’envie d’entreprendre.
De restaurant ouvrier à table gastronomique
Quand Violette et Thierry Poidras reprennent, en 1983, le Restaurant de la Poste à Molineuf, ils ont respectivement 19 et 23 ans. Le restaurant est alors un établissement de village, comprenant bar (plus tard tabac) et restaurant ouvrier. Le fonds est vieillissant, dans un état jugé « vétuste », mais l’opportunité est là : ils s’y engagent sans capital important, avec un crédit vendeur et l’aide modeste mais décisive de leur entourage familial.

Leur jeunesse suscite la méfiance. L’anecdote de Violette est révélatrice de l’état d’esprit de l’époque : « J’avais un représentant qui venait vendre des produits d’entretien. Il entre au bar et me demande : “Pouvez-vous aller chercher votre maman ?” Il voulait parler à la direction… alors que c’était moi. » Mais ces regards ne les découragent pas. Ils s’installent, travaillent sans relâche, vivent sur place et avancent avec une conviction simple : réussir par la qualité du travail et par la ténacité.
La semaine, ils fonctionnent comme restaurant ouvrier et bar de proximité. Le week-end, ils commencent à proposer une cuisine plus élaborée, inspirée de la formation de Thierry Poidras, qui avait déjà l’expérience des maisons étoilées. Progressivement, cette montée en gamme séduit : « Les ouvriers étaient contents, on les traitait pas trop mal. Ça a pris tout de suite. »
La sœur de Violette, âgée de 17 ans, est serveuse. Ils prennent aussi un apprenti de 15 ans. « Si on faisait la moyenne d’âge, on était une maison très jeune ! », sourit aujourd’hui Thierry. Dès le départ, ils s’efforcent de « mener une maison », avec l’idée que le travail n’est pas seulement une activité individuelle mais une aventure collective, une construction partagée. Ils s’adaptent à leurs moyens et misent sur le bouche-à-oreille. Et ils ambitionnent autre chose. Thierry propose chaque week-end des plats plus raffinés, posant les jalons de ce qui deviendra leur montée en gamme.
Une évolution progressive
Le premier tournant stratégique vient au bout de trois ans : l’entreprise a remboursé le crédit vendeur. Ils deviennent propriétaires du fonds de commerce, une sécurité précieuse. À partir de la fin des années 80, la transformation s’accélère. Le couple décide de laisser tomber peu à peu le bar, le tabac, et le restaurant ouvrier. Ils se consacrent à la gastronomie, à la hauteur de l’ambition portée par Thierry dans sa cuisine et de l’envie commune de donner une autre identité à l’établissement.

Entre 1988 et 1992, ils amorcent une série de transformations : d’abord de petits travaux, puis une rénovation plus lourde. En 1991-1992, ils franchissent une étape majeure : ils cassent les murs intérieurs, construisent une véranda à l’avant, transforment complètement la salle, enlèvent le bar, redéfinissent l’espace pour accueillir les convives dans une configuration de restaurant gastronomique assumée autour du nom Thierry Poidras.

Cette évolution, ils la mènent sans perdre de vue leur trajectoire : une progression étape par étape, sans précipitation, sans renier les bases de leur clientèle initiale, mais en affirmant une exigence nouvelle. La reconnaissance suit. Ils entrent dans les guides : Gault & Millau, Michelin (Bib gourmand). Le repositionnement est clair.
Travailler ensemble, jour après jour, sans jamais vraiment couper, aurait pu être une épreuve pour le couple. Ils le reconnaissent : « Ce n’est pas toujours évident de toujours travailler ensemble. » Mais ils posent d’emblée les règles d’une hygiène de vie nécessaire : « Ce qui appartenait au couple restait à la maison, ce qui appartenait au travail restait au travail », souligne Violette. Une ligne de partage qui leur permet de durer, dans un rythme intense où le restaurant mobilise beaucoup de leur temps. « On savait pourquoi on travaillait ensemble, et on se voyait tout le temps. Quand on est un jeune couple, ce qu’on veut, c’est se voir. Nous, on se voyait. Il y avait le travail entre nous, mais on se voyait. » Cette immersion dans l’entreprise, cet engagement sans compter les heures, ils l’assument, sans idéalisme mais avec lucidité. Le projet professionnel est, pour eux, une aventure de vie.
La table gastronomique : une reconnaissance méritée
Le Restaurant de la Poste devient donc, à partir des années 90, une table gastronomique reconnue. Ils y poursuivent jusqu’en 2009 une activité stable, construite, fidèle à leurs principes. Quand ils cèdent l’établissement, vingt-six ans après l’avoir repris, ils peuvent mesurer le chemin parcouru : de la reprise précaire d’un restaurant vieilli, avec l’aide physique de leurs familles et quelques prêts, à la consolidation d’une affaire solide, respectée, qui aura traversé plus de deux décennies en s’adaptant sans jamais perdre son identité.
La création culinaire n’était pas laissée au hasard. Thierry Poidras explique sa démarche avec la même précision que lorsqu’il évoque son engagement professionnel : « Le cuisinier, quand il a une formation solide, il connaît toutes ses bases, il connaît toutes les saveurs, toutes les alchimies qui peuvent se créer. »
Cette approche, il la développe au fil des années, nourrie par les saisons, les tendances, les essais. Chaque nouvelle carte est pensée, travaillée, testée plusieurs fois. Le jour où elle est imprimée, Thierry se projette déjà sur la suivante.
La créativité se nourrit aussi de l’écoute des clients, de la presse spécialisée, de la découverte d’autres tables : « C’est important les échanges avec les clients. Ce sont eux les premiers juges. Certains attendaient que je vienne les saluer à la fin du service, c’était un moment d’échange précieux. » Dans cette aventure commune, Violette se spécialise peu à peu sur le vin, propose des soirées à thème autour des accords mets et vins. Les « jeudis du vin » deviennent une signature de l’établissement.
Leur approche est exigeante, mais toujours fondée sur le plaisir et le respect du produit. Et si la mondialisation transforme les circuits d’approvisionnement, les Poidras restent fidèles à leur éthique : « On a vu la différence, la mondialisation et l’industrialisation ont traversé entre les années 80 et les années 2000, c’était fulgurant. Mais nous, on s’est toujours battus pour garder le sens de notre métier. »
Des combats
Engagés dans l’association Cuisine en Loir-et-Cher, Thierry et Violette Poidras s’impliquent activement dans la promotion d’une restauration de métier respectueuse des produits, des saisons et du savoir-faire artisanal. Cette association locale, initiée par Bernard Robin, doublement étoilé au Michelin à Bracieux, réunit des chefs partageant les mêmes valeurs de qualité et d’éthique professionnelle. « On voulait se distinguer des chaînes qui se développaient alors, rester centrés sur notre métier, notre savoir-faire, sur l’utilisation des bons produits au bon moment », explique Thierry. Le Chef s’implique également dans les instances professionnelles : l’UMIH, la chambre hôtelière, la chambre de commerce, ainsi que dans l’organisation des examens de cuisiniers. Il occupe tour à tour plusieurs responsabilités : vice-président, président, secrétaire, trésorier.
Convaincu depuis longtemps que l’avenir du métier passe aussi par des avancées sociales, il s’engage sur plusieurs chantiers essentiels pour la profession. Il contribue notamment à la création d’une mutuelle, dans un secteur où cette couverture faisait encore défaut. Il participe aussi aux réflexions sur la baisse de la TVA dans la restauration, jusqu’à être reçu à Bercy par Christine Lagarde avec une délégation de professionnels lorsque la mesure est annoncée. « Je n’étais pas à la pointe du social, mais j’avais compris que si on ne faisait rien, on n’aurait plus de personnel dans la restauration », résume-t-il.
L’après-Molineuf et la brasserie du centre commercial
En 1997, dans un contexte où l’Internet reste encore balbutiant dans le secteur, Thierry et Violette Poidras font partie des tout premiers restaurateurs à lancer leur site en ligne. Dix ans plus tard, en 2007, ils innovent à nouveau en développant une activité de plats gastronomiques à emporter, une démarche encore rare à l’époque.
Cette offre s’inscrit dans une réflexion stratégique : après tant d’années passées à Molineuf, ils souhaitent transmettre leur affaire. L’activité du restaurant touche ses limites, sans possibilité d’agrandissement, dans une zone rurale où la fréquentation dominicale commence à décliner. À cela s’ajoutent des relations compliquées avec le propriétaire des murs, qui refuse de vendre, ainsi que des problèmes de santé pour Violette, contrainte par une lourde opération au bras, suivie de douleurs persistantes. « On ne voulait pas sacrifier la santé de Violette pour le restaurant. La vie, ce n’est pas ça », explique Thierry.
Le succès des plats à emporter leur ouvre de nouvelles perspectives. Ils envisagent d’installer cette activité dans un autre local, plus central, plus visible. Une étude de marché est réalisée. Le centre commercial Auchan de Vineuil propose des cellules disponibles. Si la direction refuse l’idée d’un traiteur, elle leur propose en revanche de reprendre un espace brasserie.
La décision est prise : ce sera le Rendez-vous, brasserie implantée fin 2009 dans la galerie du centre commercial. Ce choix répond aussi à une envie de changement de rythme : plus de service le soir, pas de travail le dimanche, des congés au mois d’août, une autre forme de confort de travail sans renoncer à l’exigence professionnelle.
Le Restaurant de la Poste est vendu. Mais la relève s’effondre, ce qui laisse un goût amer à Violette et Thierry. Si le jeune couple qui prend la succession a de solides références – lui passé par les cuisines de Ducasse, elle formée à l’Institut Paul Bocuse -, le projet tourne court : tensions dans le couple, erreurs de gestion, etc. Le restaurant ferme ses portes après seulement deux ans.
En vingt-cinq années à la tête du Restaurant de la Poste à Molineuf, Violette et Thierry Poidras auront servi 300 000 clients, formé 60 apprentis, accueilli 100 stagiaires du lycée hôtelier de Blois et embauché 60 salariés. Leur établissement aura figuré pendant vingt ans dans les guides Michelin et Gault & Millau, tout en s’inscrivant durablement dans l’association des métiers Cuisine en Loir-et-Cher.
Mais c’est au Rendez-vous que se dessine la suite de la vie professionnelle de Violette et Thierry Poidras.