Comprendre avant d’agir : une nécessité ou un mythe ?
Peut-on agir sans comprendre ? C’est question posée à Mélusine Boon-Falleur, chercheuse en sciences cognitives et spécialiste des comportements environnementaux, dans le cadre de l’étude réalisée par Parlons Climat (lire ici), interpelle. Comprendre n’est pas forcément un prérequis à l’action. Et quelque part, nous le savons bien.
Un modèle universel remis en question
L’idée que la compréhension précède nécessairement l’action est profondément ancrée dans une vision rationnelle des comportements humains, souvent qualifiée d’occidentale. Pourtant, cette conception n’est ni universelle, ni représentative des pratiques réelles. Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie et auteur de Thinking, Fast and Slow (2011), explique que notre cerveau fonctionne selon deux systèmes : le Système 1, intuitif et rapide, et le Système 2, analytique et lent.
Dans de nombreux cas, c’est le Système 1 qui guide nos décisions, sans qu’une analyse approfondie ou une compréhension soit nécessaire. Daniel Kahneman montre ainsi que les décisions intuitives, basées sur des raccourcis cognitifs, dominent notre quotidien.
Les campagnes de vaccination menées par l’UNICEF dans des régions défavorisées illustrent ce phénomène. Dans ces contextes, les populations adoptent des comportements tels que la vaccination non pas grâce à une compréhension scientifique des mécanismes des vaccins, mais parce qu’elles font confiance aux agents de santé. Ce constat est étayé par les rapports de l’UNICEF, qui insistent sur le rôle des relations sociales dans l’adoption des comportements.
Agir sans comprendre : une réalité quotidienne
Nos comportements quotidiens sont remplis d’exemples où l’action précède, ou même remplace, la compréhension. Qu’il s’agisse de suivre des conseils alimentaires ou de respecter des consignes sanitaires, la majorité des individus ne maîtrisent pas toujours les justifications sous-jacentes.
Pendant la pandémie de Covid-19, de nombreuses personnes se sont fait vacciner sans comprendre précisément comment fonctionnaient les technologies à ARN messager. Un rapport de l’OMS met en évidence que cette adoption rapide a été facilitée par la confiance envers les institutions médicales, et non par une vulgarisation des mécanismes scientifiques.
Une étude publiée dans Social Science & Medicine (2018) révèle que les choix alimentaires sont souvent dictés par des habitudes sociales ou des recommandations de proches, plutôt que par une connaissance approfondie des apports nutritionnels. Cette réalité démontre que la compréhension rationnelle n’est pas toujours le moteur principal des comportements alimentaires.
Le rôle clé de la confiance et des valeurs
La confiance envers l’émetteur du message et l’adéquation des recommandations avec les valeurs personnelles jouent un rôle central dans l’adoption des comportements. Une étude publiée dans la revue Santé Publique (2022) a montré que l’adoption des gestes barrières pendant la pandémie dépendait davantage de la confiance envers les autorités sanitaires que de la compréhension des modes de transmission du virus. Ainsi, des individus qui faisaient confiance aux émetteurs des recommandations étaient plus susceptibles de porter un masque ou de se laver régulièrement les mains. Selon un rapport de la Harvard T.H. Chan School of Public Health, les campagnes qui respectent les valeurs culturelles et sociales des populations sont beaucoup plus efficaces.
L’échec de l’approche purement rationnelle
Les campagnes basées uniquement sur la transmission d’informations rationnelles échouent souvent à modifier les comportements. Les sciences comportementales démontrent que les émotions, les récits et l’engagement participatif sont des leviers bien plus puissants.
Le Behavioral Insights Team (BIT), pionnier des sciences comportementales, a montré l’efficacité des nudges (incitations douces) pour modifier les comportements. Par exemple, ajouter des images dissuasives sur les paquets de cigarettes a davantage réduit la consommation de tabac que des campagnes expliquant les dangers pour la santé. Pendant la pandémie de Covid, la distanciation sociale, étaient davantage motivés par la pression sociale et la répétition des messages que par une compréhension approfondie.
Implications pour la pédagogie et la communication
Cette remise en cause du lien entre compréhension et action a des implications profondes pour la communication et l’éducation. Il est essentiel de privilégier des approches participatives et émotionnelles, plutôt que de se limiter à transmettre des informations.
Une étude publiée dans Current Opinion in Psychology (2023) a montré que les campagnes sur le changement climatique qui incluent des récits émotionnels et des récits personnels sont plus efficaces que celles qui s’appuient exclusivement sur des données scientifiques.
Les comportements ne reposent pas uniquement sur la rationalité ou la compréhension, mais sur un ensemble complexe de confiance, de valeurs et d’émotions. Pour les décideurs, les éducateurs et les communicants, cette réalité appelle à repenser les stratégies, en mettant l’accent sur la simplicité des recommandations, la confiance envers les émetteurs et l’implication émotionnelle.