L’eau, ligne de faille politique et sociale : à Blois, un débat face à l’urgence

Dans la salle Gaston d’Orléans du château royal de Blois, le 13 mai 2025, une centaine d’élus, d’experts, de décideurs publics et privés, étaient réunis pour débattre de l’un des enjeux les plus sensibles du temps présent : l’eau. L’étape blésoise du « Tour de France de l’eau », organisée par Veolia, a permis d’aborder les tensions hydriques, la qualité de la « ressource », les fractures territoriales et les attentes croissantes de la population face à un sujet qui n’est plus technique mais profondément politique.
Antoine Bristielle, docteur en science politique, directeur de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation Jean-Jaurès, président de la société d’études Vasco et directeur France de l’ONG Project Tempo, a présenté les résultats de l’étude « Eau sous tension : les Français face aux défis hydriques de leur territoire », conduite du 24 au 29 janvier 2025. « C’est une étude très récente, robuste statistiquement, qui permet une analyse fine des perceptions selon les profils sociodémographiques et politiques », a-t-il précisé en préambule.
« 58 % des Français considèrent que le stress hydrique est une réalité en France », a-t-il poursuivi, ajoutant que « deux tiers de la population se déclarent préoccupés par les enjeux liés à l’eau ». L’inquiétude est majoritairement liée à des expériences personnelles : 27,9 % des sondés déclarent avoir été confrontés à une coupure d’eau potable due à la sécheresse, 16 % à une inondation, et 13 % à un épisode de pollution de l’eau. « Un quart des Français a vécu au moins l’un de ces événements dans les cinq dernières années », a souligné le politiste. Cette exposition directe renforce mécaniquement le degré d’inquiétude.

Le rapport publié par la Fondation Jean-Jaurès et Terra Nova met en évidence une crise multidimensionnelle : environnementale, sanitaire, économique, politique. Les causes identifiées sont multiples : urbanisation croissante, changement climatique, artificialisation des sols, conflits d’usages. Le cas de Sainte-Soline, évoqué à travers l’étude, est cité comme l’un des symptômes d’un mal plus profond : celui d’un sentiment d’injustice dans le partage de la ressource. « Les attentes portent aussi bien sur la qualité de l’eau potable que sur l’accès équitable à la ressource, la fréquence accrue des catastrophes naturelles ou les inégalités territoriales », résume Antoine Bristielle. Dans cette enquête, la confiance dans les collectivités locales dépasse celle accordée à l’État ou à l’Union européenne. Les Français placent d’abord les acteurs de proximité au centre de la solution.
Un constat que partage Christophe Degruelle, président d’Agglopolys, qui a rappelé la trajectoire de la communauté de communes : « Historiquement, notre territoire s’est construit autour de la compétence assainissement. En 2020, nous avons intégré celle de la production et de la distribution d’eau potable. Mais nous avons aussi adopté une approche plus large, en intégrant le grand cycle de l’eau dans le cadre de la compétence GEMAPI. »
À ses yeux, le sujet de l’eau est devenu politique à part entière. « On pourrait citer des innovations, des opérations de déconnexion des gouttières, des dispositifs de gestion intégrée des eaux pluviales. Mais ce qui nous manque, c’est une stratégie globale. » Il évoque les inondations survenues dans le Pas-de-Calais, en soulignant que la désurbanisation d’une zone à Blois pour créer un déversoir de la Loire avait permis d’éviter un scénario similaire. « Si cette opération n’avait pas été menée, nous aurions pu vivre la même chose. »
Puis vient le sujet le plus délicat : le prix. « Je vais être clair, quitte à être jugé provocateur : le prix de l’eau n’est pas assez cher en France. » Pour l’élu, l’idée selon laquelle un bon maire est celui qui ne touche pas aux tarifs de l’eau est un frein à toute action sérieuse. « Il faut être capable d’investir, de produire, de distribuer, d’assainir. Dire ‘je ne l’augmente pas, donc je suis un bon élu’, ce n’est plus tenable. » Il précise néanmoins que cela ne doit pas occulter la pression du pouvoir d’achat : « Je n’ai jamais vu une préoccupation aussi forte sur ce sujet. Nous devons faire cohabiter sobriété, investissement et accompagnement. »

Isabelle Parot, vice-présidente du CESER Centre-Val de Loire, a apporté un autre éclairage. « L’eau, ce n’est pas un sujet qu’on peut compartimenter. Les silos publics/privés, les usagers, les départements : aucun de ces découpages ne fonctionne. L’eau coule, elle traverse les frontières administratives et parfois nationales. » Elle plaide pour une approche territorialisée, coordonnée au niveau des bassins versants. « À Marseille, par exemple, on a vu les limites de la gestion au niveau départemental : l’eau de la ville vient de la Durance, qui vient des Alpes. »
La directrice générale de Veolia, Estelle Brachlianoff, a insisté sur le rôle de l’innovation, à travers deux exemples : l’optimisation énergétique grâce à l’intelligence artificielle, et la gestion des PFAS, ces « polluants éternels » que le groupe sait désormais traiter. Elle se souvient de la première fois où elle en a entendu parler, en Australie, il y a huit ou neuf ans. « Un salarié m’a dit : ‘Estelle, on vient de gagner notre premier contrat PFAS !’ Je ne savais même pas ce que c’était. » Elle relate ensuite la montée en puissance du sujet aux États-Unis, avec le film Dark Waters, et l’anticipation en France : « Dès 2020, puis en 2023, nous avons lancé une campagne de mesure sur l’ensemble de nos contrats. Dans 99 % des cas, les résultats étaient en dessous des seuils de détection. Dans les autres, nous avons contacté les élus. »
Elle revendique cette capacité d’anticipation : « Personne ne nous l’avait demandé. Nous l’avons fait parce que c’était nécessaire. » Elle conclut sur une anecdote symbolique : « Quand Trump a été élu, beaucoup nous ont demandé si nous allions faire profil bas sur l’environnement. Mais même sous Trump, personne ne veut d’un robinet qui empoisonne. »

A signaler, l’étude révèle enfin une forte adhésion aux restrictions temporaires en cas de pénurie (82 % d’opinions favorables), mais une moindre acceptabilité d’une hausse tarifaire (43 % seulement). Antoine Bristielle y voit une exigence de justice : « L’adhésion aux mesures est forte, à condition qu’elles soient équitables. »
À Blois, les acteurs réunis ont partagé un même constat : l’eau n’est plus un objet technique ou environnemental parmi d’autres. Elle est devenue une ligne de faille, où se cristallisent les tensions démocratiques, sociales, territoriales, sanitaires, et économiques du temps présent.